La France a de nombreuses leçons à tirer du glissement dévastateur de la Grande-Bretagne vers le populisme, estime l’homme qui dirige les négociations sur le Brexit au sein de l’Union européenne. Cet article a été rédigé par Michel Barnier
Au final, l’Angleterre a-t-elle huit ans d’avance sur nous ?
La Grande-Bretagne sera dirigée par un nouveau gouvernement à partir du 4 juillet, qui, selon toutes les indications, sera dirigé par le Parti travailliste avec une majorité [article written before Labour’s landslide victory].
Un gouvernement stable, plus ouvert sur l’Europe, et contrairement à son prédécesseur, pragmatique.
Cela se produit au moment même où, après l’incompréhensible dissolution du Parlement, la France peut choisir la voie d’un gouvernement populiste ou d’un Parlement indiscipliné.
C’est exactement ce que le Royaume-Uni a fait il y a huit ans, le 23 juin 2016, en votant pour le Brexit avec une faible majorité.
Cela fait suite à une campagne marquée par un déchaînement massif de démagogie, de mensonges, de nostalgie et de colère, ainsi que par la peur des habitants des zones rurales qui se sentent abandonnés.
Et l’issue semblait improbable, même aux yeux de ceux qui réclamaient un vote.
Au cours des quatre années de négociations sur le Brexit au nom de l’Union européenne, j’ai lancé à plusieurs reprises un avertissement : il faut également se méfier des événements politiques que toute élite lucide jugerait « impossibles ».
Je fais référence à l’élection de Mme Le Pen. Et maintenant, nous y sommes presque… mais pas tout à fait.
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« Des attitudes politiques plutôt que des faits »
Tout au long des négociations sur le Brexit, au cours desquelles j’ai défendu fermement les intérêts européens mais sans céder à l’envie de vengeance, deux choses m’ont particulièrement marqué.
Premièrement : personne n’a sérieusement expliqué au peuple britannique les conséquences politiques, économiques, financières et humanitaires désastreuses du Brexit.
Personne ne veut voir revenir la menace qui menace désormais la paix fragile en Irlande du Nord.
Comme en France aujourd’hui, le vote repose sur des slogans et non sur des faits, sur des attitudes politiques et non sur une confrontation objective.
L’humeur, le ressentiment et la colère des gens ont tout balayé devant eux. En fait, les Anglais semblent avoir pris à cœur les paroles du Roi Lear de Shakespeare :
« Apportez la folie, enlevez le bon sens. »
Le projet Frexit oublié
Alors que le Rassemblement National présente au monde un visage plus apaisé, rappelons-nous les mots de Marine Le Pen à la veille du Brexit :
« Nous partageons la joie du peuple britannique qui a saisi cette occasion extraordinaire de se débarrasser de son esclavage. »
Après l’incident, il a exigé que la France organise un référendum similaire.
Je n’ai pas encore entendu Marine Le Pen ou Jordan Bardella admettre qu’ils avaient tort.
Ils ne le font pas parce que derrière leur semblant de communication, ils nourrissent une ambition dans leur cœur : démanteler le projet européen et transformer notre continent en un puzzle de pays qui s’éloignent les uns des autres, pour le plus grand plaisir de la Russie, de la Chine… et l’Amérique.
La seconde : un refus d’examiner avec honnêteté et clarté les véritables conséquences du Brexit pour les citoyens, les consommateurs et les entreprises britanniques.
Le Brexit reste un non-sens.
Cela nous oblige à reconstruire les contrôles aux frontières et les barrières non tarifaires qui ne sont plus utilisées, au détriment du commerce et des échanges.
Surtout, il n’apporte aucune réponse aux craintes et à la colère légitimes du peuple britannique : l’immigration est à des niveaux plus élevés et plus incontrôlable que jamais, et les services publics sont dans un état critique.
Bref, le Brexit n’est qu’une grande illusion, un mensonge.
De la même manière que les partisans du Brexit ont trahi le peuple britannique et les intérêts nationaux de leur pays, les populistes français de gauche comme de droite sont prêts à mentir sur n’importe quoi.
Aucun d’entre eux, avec leurs promesses de campagne irréalistes et dangereuses, ne propose de solution pour arrêter le déclin et l’appauvrissement des zones rurales.
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« La solidarité doit être l’objectif »
Nos concitoyens, en particulier les pauvres et ceux qui souffrent, méritent plus de considération que cela.
Oui, il est possible de mettre de l’ordre dans les rues, à nos frontières et dans nos comptes publics.
Oui, il est possible de reconstruire la sécurité, l’autorité, la dignité, la réussite et le respect dans notre société.
Toutefois, cela ne doit bien sûr pas se faire au détriment de notre vigilance à l’égard de la Russie ou de l’adoption d’une position inacceptable de tolérance à l’égard de l’antisémitisme ou de l’islam radical.
Il est possible – comme l’Europe commence enfin à s’en rendre compte – de reconstruire les champs de production agricole et industrielle de nos pays en étant moins naïfs dans nos échanges commerciaux et en cessant d’être des « herbivores dans un monde de carnivores ».
Ce n’est qu’ensemble que nous pourrons faire face aux conflits mondiaux ainsi qu’aux menaces du terrorisme, du changement climatique et des catastrophes naturelles.
Ensemble, nous pouvons adapter notre société à la révolution économique et sociale qu’apportera l’intelligence artificielle.
Surtout, ne tombons pas dans le piège du mensonge selon lequel ce n’est qu’en fermant la société française sur elle-même, en nous tournant contre nos propres amertume et peur, que nous pourrons trouver une voie de progrès dont chacun puisse profiter.
C’est le chemin difficile que nous devons parcourir, au sommet des montagnes, où l’équilibre, la nuance et le respect sont des risques nécessaires. C’est un chemin qui exige de nous tous le courage et la solidarité qui font souvent défaut à nos élites.
Il est désormais temps pour les élites politiques de remplir leur devoir d’honnêteté.
Quels sont les véritables dangers de « l’esclavage » aujourd’hui et comment pouvons-nous nous en protéger ?
La plus grande illusion est de croire que nous pouvons faire face seuls aux changements souvent brutaux du monde.
Face à un nouveau géant politique, économique et financier mondial, nous devons cesser de croire aux promesses d’une identité et d’une souveraineté solitaires, mais commencer à rechercher la solidarité.
Je partage l’attachement que nous ressentons tous à notre maison, notre pays.
Je sais aussi que pour lutter contre le nationalisme, nous avons besoin d’un État-nation.
Et une nation française forte, fière et unie est sûrement la meilleure défense contre l’intensité de la passion de Mme le Pen et le communautarisme de M. Mélenchon.
Oui, les Français ont encore le temps de tirer les leçons du Brexit.
Michel Barnier est un ancien ministre français qui a représenté l’Union européenne dans les négociations sur le Brexit.
Cet article est paru pour la première fois dans Le Figaro le 24 juin 2024 © Tribune de Michel Barnier, Le Figaro
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